Mardi 3 mai 2016, à 20 heures au palais de l’Elysée : trois conseillers du Président reçoivent des chercheurs en sociologie politique pour une réunion de travail sur «la démocratie». Chips, tomates cerises et dés de fromage en guise de bienvenue. On ne lésine pas sur les efforts pour ne pas paraître trop dépensiers. Le débat s’amorce sur la «crise de la démocratie» avec rapidement une question de l’un des proches conseillers de Hollande : peut-on faire un lien entre la fin des idéologies et la crise de la démocratie ? Comme si le néolibéralisme, auquel se sont ralliés les socialistes, n’était pas une idéologie. Nos hôtes se demandent «s’il se passe quelque chose [de nouveau] en ce moment» et ce qu’ils pourraient proposer au Président en termes de démocratie participative pour la dernière année de son mandat. Cette requête a de quoi déconcerter, vu les renoncements successifs de l’exécutif depuis quatre ans, entre état d’urgence, déchéance de la nationalité et passage en force des lois les plus contestées sur les enjeux économiques et sociaux. Peut-être faudrait-il déjà commencer par appliquer le programme pour lequel il a été élu et respecter le débat parlementaire ?
Les chercheurs présents acceptent de jouer le jeu, en parlant de tirage au sort, de démocratie directe, de droit de vote des étrangers (au programme du PS depuis 1981). Aussi des Indignés, de Nuit debout et de Podemos. L’un d’entre nous avance une «utopie» : que la France et l’Europe soient à la pointe de l’innovation démocratique. Mais lorsque des pistes sont évoquées, comme tirer au sort les sénateurs, les yeux s’écarquillent. A plusieurs reprises, le plus proche conseiller de Hollande nous dit, grand sourire, son plaisir de «prendre l’air» avec ces échanges, alors qu’il passe la journée enfermé dans son bureau. Il se prête aussi à quelques confessions, comme ce «vous voyez, on galère» en conclusion de la réunion. Ou le récit de leur rencontre récente avec un spécialiste du droit du travail, suite à la contestation contre la loi El Khomri : «On en a pris plein la gueule, on aurait dû aller le voir avant.» Il aura donc été bien utile de convier des spécialistes de la démocratie avant d’avoir recours, une semaine plus tard, au 49.3 pour régler le sort de cette même loi.
La voie autoritaire n’est pourtant pas la seule solution lorsque les projets législatifs sont fortement contestés. En Andalousie, un député de Podemos, Juan Ignacio Yagüe, a proposé un dispositif original pour que les citoyens aient la possibilité de voter n’importe quelle loi au Parlement. L’idée a germé quand cet avocat a appris qu’une députée valencienne en congé maternité avait voté électroniquement plusieurs lois depuis chez elle. Il propose alors un système permettant aux citoyens soit de laisser faire leurs députés, soit de voter directement les lois sur Internet. Quand un citoyen s’exprime directement, sa portion de vote est décomptée à tous les parlementaires sans distinction. Il s’agit d’instaurer un droit de veto que «les citoyens exerceraient contre les lois qui leur portent préjudice. Ils obligeraient ainsi ceux qui dirigent et légifèrent à penser beaucoup plus à ce qu’ils vont faire, à faire des lois qui profitent à tous, sinon tout le monde s’y opposera».
Ce projet de «démocratie 4.0» n’est qu’une idée parmi les nombreuses autres qui ont fleuri avec le mouvement du 15 Mai (15-M) dont on vient de fêter les cinq ans. En Espagne, à partir du 15 mai 2011, les places publiques fourmillent de débats sur le renouvellement du système politique. Avec leur slogan «Ils ne nous représentent pas», les Indignés dénoncent la corruption des élus et leurs connivences avec les élites économiques. Ils revendiquent une «démocratie réelle» qu’ils expérimentent dans leurs assemblées. Cinq ans après l’occupation de la Puerta del Sol, on retrouve certains de ces Indignés dans les institutions. Comme Juan Ignacio Yagüe, qui a commencé à s’impliquer en politique avec le 15-M. Ou Pablo Soto, un hackeur trentenaire devenu élu à la participation à Madrid, qui a lancé plusieurs processus participatifs s’appuyant sur les outils numériques. Tous deux militent désormais à Podemos, parti qui a émergé début 2014 en s’appuyant sur une lecture du 15-M : le slogan «Ils ne nous représentent pas» ne signifie pas «personne ne nous représentera jamais», mais «ceux qui sont actuellement au pouvoir ne nous représentent pas». Il ne s’agit pas d’abandonner le principe de représentation, mais de l’articuler avec des formes d’implication directe des citoyens dans la décision. Et de faire en sorte que les représentants nous représentent vraiment. Les élus de Podemos s’engagent à ne pas gagner plus de trois salaires minimums, le Smic étant de 655,20 euros brut mensuels en Espagne. Cette mesure, peu incitative pour faire carrière en politique, l’est par contre pour augmenter le salaire minimum !
L’émergence des Indignés et de Podemos en Espagne s’explique notamment par une impasse électorale : les socialistes au gouvernement ne représentaient pas une alternative à la droite libérale, ni en termes d’intégrité des élus ni en matière de politiques économiques et sociales. Nous sommes aujourd’hui dans la même situation en France. Si Nuit debout n’a pas la même ampleur que le 15-M, le mouvement social actuel exprime bien, là aussi, d’autres manières de faire de la politique. Les conseillers du Président ont palpé cette aspiration, avançant même l’idée, à la fin de la réunion, d’une «COP 21 de la démocratie participative». Mais quelle serait la crédibilité, sur le terrain de l’innovation démocratique, d’un exécutif qui a fait usage de l’outil le plus autoritaire de notre Constitution ?
Héloïse Nez Maître de conférences en sociologie à l’université de Tours, auteure du livre Podemos, de l’indignation aux élections (Les Petits Matins, 2015).